Depuis le début du tour de France d’ECF pour présenter notre vision du commissariat aux comptes, j’échange avec des consœurs et des confrères. Et régulièrement revient ce sentiment : “le commissariat aux comptes, pour nous c’est plié”. Une fatalité implacable digne d’une tragédie antique. Difficile de définir une stratégie de développement avec cette idée. C’est un euphémisme. Pourquoi un tel défaitisme ? C’est très net, la transposition en droit français de la réforme européenne de l’audit a fait son oeuvre. Et il est vrai qu’elle a tous les ingrédients pour aboutir à une concentration du marché. Rotation, appels d’offres, sanctions financières, SACC, mainmise du H3C. On l’aurait voulu qu’on ne s’y serait pas pris autrement…
C’est un fait : la CNCC a abandonné les commissaires aux comptes libéraux et indépendants en rase campagne. Pourquoi ? Simplement parce que la CNCC, qui vient de fêter ses 50 ans, est en panne de vision pour la profession depuis la loi LSF de 2003. Avec en plus une situation de déséquilibre qui n’arrange rien : le DMF -rebaptisé département EIP depuis peu- est devenu son centre de gravité. Et que sa majorité, l’IFEC, est le syndicat des réseaux internationaux. Chacun doit défendre ses intérêts : rien à redire là-dessus. A condition qu’au cour de l’institution, tous les intérêts soient vraiment représentés et défendus. Et c’est là que le bât blesse. Si l’on ne provoque pas de sursaut, la suite est évidente : de nombreux commissaires aux comptes libéraux vont céder ou perdre leurs mandats, au profit d’acteurs de plus en plus importants, que l’on navigue dans la sphère EIP ou celle des non EIP. Alors, l’anatomie de notre profession française ressemblera fort à celle de nombreux autres pays européens. Nous compterons à terme tout au plus 2000 ou 3000 professionnels contre plus de 13 000 aujourd’hui, inscrits sur une liste nationale gérée par le H3C. Une anatomie qui justement posait problème à la commission européenne au moment d’écrire son livre vert. Elle désirait plus d’acteurs de l’audit.
Mais une anatomie professionnelle qui serait à contre-courant du tissu économique de notre pays, souvent atypique ou différent de ses voisins. La France compte un nombre très important de TPE-PME. Des seuils d’audit légal, souvent plus bas qu’ailleurs, qui sécurisent, sous plusieurs angles, ces entreprises de taille modeste, fragiles par nature : certification des données financières mais aussi alerte des difficultés des entreprises, crédits inter-entreprises, etc.
Comment avons-nous pu en arriver là ? Où est le bug ? Mais surtout, quelles sont les issues possibles pour sortir de cette spirale infernale ?
Non, ce n’est pas que de la faute des autres
Il faut bien l’avouer, on déplore aujourd’hui une véritable défiance des pouvoirs publics à l’égard de notre profession, malgré les propos lénifiants et de circonstance. Bien sûr Enron et la crise des subprimes sont passés par là. Mais que pouvait-on reprocher à la profession française ? Elle qui s’est montrée exemplaire.
Hélas, la Compagnie Nationale n’a pas su l’expliquer. Avec toujours le même argument-couperet : “faisons profil bas, sinon ce sont les seuils qui seront remontés”. Comme si le commissariat aux comptes dans les PME était une faveur du prince, qu’il pourrait reprendre à sa guise à la moindre contrariété. Tout ça n’est pas très sérieux ! La CNCC est donc partie négocier la transposition des textes européens comme les bourgeois de Calais se rendirent aux Anglais : la corde au cou en remettant les clefs de la profession au H3C ! Et autant vous dire que la résistance fût bien plus courte.
Bref, cette transposition se traduit par la mise en place d’un arsenal pour contrôler, par une autorité indépendante – si indépendante, qu’elle ne compte aucun commissaire aux comptes en exercice -, la profession dans son ensemble. Dans une même situation, que diraient les magistrats si on les excluait du conseil supérieur de la magistrature ? A votre avis ?
Alors bien sûr, à la moindre tentative de critique, outre le fameux argument des seuils, on avance celui de l’Europe, la cause de tous nos maux. Argument facile et pernicieux : l’argument du “bien dormir”.
Nous savons bien que les textes européens laissaient une latitude aux Etats membres pour adopter au mieux cette réforme. Mais encore aurait-il fallu pour cela que le président actuel de la CNCC eût la volonté et le courage de négocier avec la Chancellerie et s’opposer quand les circonstances le demandaient. Un courage qu’il n’a pas eu.
La réalité est que la CNCC, qui n’a connu aucune alternance syndicale dans sa gouvernance depuis sa création, est essoufflée, déboussolée, sans aucune vision stratégique.
Son influence ne cesse donc de reculer au fil des années et ce n’est pas les quelques mandats d’universités ou d’hôpitaux qui adoucirontce regard critique. Reconnaissons toutefois à son crédit, une
belle expertise technique, identifiée par notre environnement. Mais, elle a perdu tout pouvoir politique, les véritables négociations se faisant… ailleurs.
Les derniers présidents ont été incapables de défendre et promouvoir la profession. Nous avons plus ou moins perdu tous les défis. Encore une fois, seuls les grands cabinets, très organisés dans le
département EIP, ont su agir pour faire infléchir certaines positions de la Chancellerie. Mais c’est insuffisant pour répondre à l’intérêt général de tous les professionnels de l’audit, ce dont la CNCC
devrait se porter garante.
Bon an mal an, les élus de la majorité se sont habitués à un certain fatalisme, convaincus et terrassés par l’argument de la remontée des seuils. Un fatalisme qu’ils propagent de bonne foi chez beaucoup de professionnels qui n’y croient plus eux-mêmes. Vous savez, cette histoire d’un homme qui saute du haut d’un building et qui à chaque étage répète : “jusqu’ici tout va bien”. Voici résumé l’ambiance d’un conseil national!
Il faut changer la donne
Nous devons arrêter cette spirale infernale et c’est encore possible. C’est affaire de projet et de volonté.
Notre métier d’auditeur est essentiel et indispensable à l’économie. Pas seulement dans le cadre des EIP. Mais plus largement dans le cadre des seuils actuels, comme je l’ai déjà expliqué. Lors de
la cérémonie fêtant les 50 ans de la CNCC, le Garde des Sceaux a déclaré que “notre profession était le coeur nucléaire de notre système économique”. Qu’à cela ne tienne !
Pour refonder le commissariat aux comptes dans son ensemble, et dans le cadre des seuils actuels, l’institution doit ouvrir quelques chantiers majeurs. Quatre chantiers stratégiques traitant à la fois du niveau de régulation, d’une quête d’intérêt général, de l’adaptabilité de l’audit, et enfin des opportunités du numérique que notre profession doit saisir.
Le premier de ces chantiers est de convaincre les pouvoirs publics de revenir sur l’esprit et les contours de la transposition en France de la réforme européenne de l’audit. La Chancellerie a orienté cette réforme en contrôles trop appuyés, voire infantilisants, via son bras armé du H3C. Ce tour de vis keynésien pourrait se comprendre dans un espace-temps limité de crise financière pour un retour à une relative stabilité mais pas de façon pérenne comme cela semble être le cas. Nous devons notamment rééquilibrer les rôles entre les trois acteurs que sont les entreprises, les auditeurs et le “superviseur” puisque le H3C a pris trop de place. Avant que l’expectation gap entre auditeurs et entreprises ne progresse, avec une incompréhension de nos missions qui pourrait menacer le maintien de l’audit légal dans les PME.
Certains vous diront, toujours le clan des fatalistes, que c’est impossible, que c’est trop tard et peine perdue. Mais aucune loi n’est gravée dans le marbre. D’autant plus lorsqu’une Ordonnance de transposition est mauvaise pour tous : les auditeurs, les entreprises et l’économie de notre pays. Notre métier de commissaire aux comptes a besoin d’une réforme pour moderniser l’audit. Mais pas celle qui nous est aujourd’hui imposée.
Tout comme l’équilibrage sur le rôle du régulateur, nous avons besoin d’un nouvel équilibre au sein de la gouvernance de la CNCC, avec toutes les composantes de la profession, petits, moyens et grands cabinets. Pour contrebalancer l’influence du département EIP, la CNCC devra se doter d’un département PME. Un deuxième chantier pour mieux défendre l’audit légal dans les PME et les intérêts de ceux qui le pratiquent. Ce département devra avoir les mêmes niveaux d’organisation et de transversalité que son alter ego et pourra ainsi éviter la situation confuse entre les travaux de la commission PE et le choc PME, dont les résultats ne sont pas probants. Cette mandature se contentant trop souvent d’une obligation de moyens alors que c’est une obligation de résultat qu’attendent les confrères et consoeurs de leurs élus.
Troisième chantier qui est essentiel : celui de la proportionnalité et de l’adaptabilité de nos missions dans les PME. Ce futur département PME devra travailler sans délai, sur la production d’une véritable norme PME, beaucoup plus large et reconnue que ne l’est la norme PE Le travail devra être achevé pour fin 2017 au plus tard. C’est la véritable voie pour parfaire la justification des seuils PME. Se contenter du dispositif choc PME ou encore d’un Pack ambassadeur m’apparaît très insuffisant. Mais je ne crois pas que l’équipe à la tête de l’institution ait pris la vraie mesure de ces enjeux et de son urgence à agir. Depuis la norme PE, la réflexion de l’adaptabilité est au point mort, alors que les textes européens nous encouragent dans cette voie.
Le numérique est le quatrième chantier de notre projet. En effet, notre profession peut saisir beaucoup d’opportunités dans cet univers de la data qui imprègne largement les entreprises. Mais il faut pour cela repenser notre organisation afin d’en tirer le meilleur profit. Pour pallier le retard accumulé par l’institution, celle-ci doit se doter d’une véritable unité de R&D, à l’instar des grands réseaux ou associations techniques qui ont une longueur d’avance.
L’union fait la force!
Le moment est enfin venu de réellement nous interroger sur l’organisation de notre profession du chiffre, avec ses deux institutions soeurs la CNCC et le CSO. Des institutions quelquefois “soeurs ennemies” lorsque chacune développe “une politique de précarré” au détriment de l’autre, alors que les professionnels sont en très grande majorité à la fois experts-comptables et commissaires aux compte et exerçant les deux métiers. Cette organisation bicéphale a-t-elle encore du sens à l’heure de la mise en place de l’inter-professionnalité entre nos professions du chiffre et celles du droit ? La réunion de la profession du chiffre dans son ensemble et au sein d’une seule et même institution, regroupant ses deux métiers que sont l’expertise comptable et le commissariat aux comptes, facilitera la défense de l’audit légal dans les PME et aidera à la mise en place d’une stratégie nécessaire à notre métier de commissaire aux comptes.
Nous sommes tous issus du même diplme, le DEC. Avec deux institutions, pour défendre des intérêts qui doivent être convergents, ne marchons-nous pas sur la tête ? Notre niveau d’influence est-il si insolent que nous devions pour l’amoindrir le couper en deux ? Ce sera d’une seule et même voix -celle de tous les cabinets, quelles que soient leurs typologies, leurs activités et leurs tailles- que nous défendrons la pratique de l’audit légal la plus large possible. Le rapprochement des institutions changera l’influence de la profession du chiffre, tant au niveau national et dans les relations et les pouvoirs publics, qu’au niveau international.
A la simple évocation de réunion des institutions, on nous rétorque illico : risque de confusion ? Mais il s’agit simplement d’une institution unique fondée autour du DEC dont il s’agit et non d’une fusion de nos métiers. C’est justement pour mieux les défendre que nous prônons une seule et grande institution du chiffre.
Et pour ceux qui prônent le statu quo, comment comptent-ils défendre l’audit légal ?Avec une CNCC vidée de beaucoup de prérogatives et sous contrôle étroit du H3C.
Je préfère être dans le clan des progressistes. Ne rien faire est peutêtre plus facile auourd’hui mais ce manque d’action peut amener la scission de la profession. Avec, d’un côté, un nombre limité
d’auditeurs -un club premium- qui capterait les grandes entreprises et belles PME. Et, de l’autre, la grande masse des experts-comptables qui serait cantonnée au monde des petites entreprises. Peut-être certains ont-ils une stratégie en tête?
Lorsque j’ai choisi d’exercer cette profession, je n’ai pas pensé à ce dessein qui se profile. Je ne veux pas de la scission des professionnels du chiffre. Et je ne dois pas être le seul. C’est par l’union que nous rendrons cette scission impossible.